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Définir une véritable politique industrielle pour le numérique en Europe

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Questions à Axelle Lemaire, députée de la troisième circonscription des Français établis hors de France, co-auteure du rapport d’information sur la stratégie numérique de l’Union européenne

De quel constat sur l’industrie numérique de l’UE êtes-vous partie pour rédiger ce rapport ?

Douze ans après la stratégie de Lisbonne, le constat est celui d’un déclin continu et progressif des entreprises européennes du numérique, en particulier dans le secteur des télécommunications. Le nombre de nos leaders mondiaux a décru, comme leur classement et leurs parts de marché. Nous ne sommes plus en capacité de nous positionner face à l’affirmation d’un nouveau modèle concurrentiel plus horizontal développé par des plateformes géantes, en particulier américaines, qui proposent des services intégrés – du moteur de recherche en passant par la boîte de messagerie, l’outil, la vente de contenu, la publicité, etc. Ce sont aujourd’hui ces acteurs qui définissent les normes commerciales, réglementaires, fiscales, applicables à leurs offres de services. Les conditions générales d’utilisation l’ont emporté sur la régulation ! Est-il normal que Google occupe 95% du marché des moteurs de recherche en France ? C’est d’autant plus anormal que l’Europe est un eldorado de l’économie contributive, et ses citoyens sont de grands consommateurs de bien numériques. 

Nos atouts sont nombreux, grâce notamment à la créativité européenne, et à l’excellence de la formation de nos techniciens, ingénieurs et commerciaux. Or si l’Europe a en partie raté le virage du web 2.0, elle doit entrer pleinement dans les potentialités du 3.0 : objets industriels connectés, exploitation des données numériques de masse, essor du « cloud » (ou informatique en nuage) comme espace d’accueil des données, nanoélectronique, services sans contact, etc., avec des applications dans les domaines de la santé, l’urbanisation, l’énergie, les transports, l’humanitaire…

Les enjeux sont immenses, car rares sont aujourd’hui les secteurs économiques qui ne dépendent pas des technologies de l’information et de la communication. L’essor du numérique, par les start ups et par la numérisation des entreprises et des administrations, est porteur d’immenses transformations scientifiques, économiques, sociales et sociétales, sources de croissance et d’emplois si ces mutations sont pensées et accompagnées. Dans la compétition internationale, l’Europe, riche de son marché intérieur et de sa tradition tournée vers les savoirs et la connaissance, est un niveau optimal pour penser une stratégie industrielle ambitieuse dans le numérique. Et elle a des valeurs à défendre : la liberté d’expression, la liberté de l’information, la démocratie et les droits humains, l’égalité individuelle et territoriale d’accès au numérique, l’accent sur l’éducation, un rapport pensé de l’homme à la technique, la gouvernance multilatérale, entre autres.

Vous recommandez notamment l'élaboration d'un régime de gouvernance et de régulation des services digitaux. En quoi consisterait-il ? Quelles en seraient les prérogatives ?

Cela passe par l’abaissement des obstacles aux échanges par internet au sein du marché intérieur, qui expose à 500 millions de consommateurs ; on pense en particulier à l’harmonisation des délais de paiement entre entreprises, la facilitation des moyens de paiement en ligne, etc. Mais la Commission européenne se focalise trop sur cet aspect : le marché unique n’est pas suffisant. Par ailleurs, une application aveugle des règles de la concurrence a fait de l’Europe le bon élève de la classe… dans une école où les autres élèves jouent dans la cour de récréation sans surveillance ! La Direction européenne de la concurrence devrait accepter plus aisément les regroupements par exemple, et se méfier des monopoles horizontaux. Et adapter son calendrier, car de toute évidence, le temps du numérique n’est pas celui de la Cour de justice de l’Union européenne… Il faut aussi repenser le concept de neutralité du net, non pas pour le remettre en cause mais pour garantir un accès réellement ouvert, transparent et non-discriminant aux services et utilisateurs d’Internet. Et définir un régime de normes et de gouvernance harmonisées. A l’heure actuelle, les pays européens se font concurrence entre eux, par le dumping réglementaire notamment, qui consiste à offrir le régime de protection des données personnelles le moins contraignant possible pour attirer les investisseurs extra-communautaires. Les acteurs du numérique peuvent profiter de ces carences de notre droit au détriment des usagers et des citoyens. Il faudrait que nos 28 CNIL coopèrent plus étroitement, et que l’Europe comprenne que depuis l’affaire Prism, une protection renforcée des données est une source d’attractivité supplémentaire, de compétitivité et de sécurité pour nos entreprises et non pas l’inverse.

Cela peut apparaître comme un vœu pieux, mais face aux stratégies assumées d’optimisation développées par les acteurs du net, toute réflexion sur le numérique ne peut se départir d’une réflexion sur la fiscalité. Par un régime européen adapté, il faut envisager les moyens de s’assurer que les profits des entreprises réalisés sur nos marchés soient soumis à l’impôt, et que les recettes soient réparties justement entre les États membres, en rattachant l’assiette au lieu où ces profits sont réalisés.

L’affaire Prism a eu le mérite de placer la question de la sécurité numérique au cœur de l’actualité en mettant à jour des pratiques condamnables. Le numérique est aujourd’hui le terrain sur lequel s’expriment le plus fortement les tensions à l’œuvre entre liberté, protection de la vie privée, et besoins de sécurité des citoyens, des entreprises et des Etats. Je crois qu’à terme, l’Europe devra parler d’une voix commune pour être une force de proposition dans l’élaboration d’une gouvernance internationale. Elle est pour l’instant absente des instances spécialisées comme l’Ican, qui gère les noms de domaine, ou l’OGP (Open Government Partnership), par exemple. J’attends plus de vision et d’ambition de la part des pays européens.

Une autre de vos propositions tient dans la mise en œuvre d'un environnement économique et culturel propice au développement de l'économie numérique. Que peut faire l’UE pour favoriser l’émergence de champions du numérique capables de s’imposer comme leader dans la mondialisation ?

Dans mon rapport, je préconise de définir une véritable politique industrielle dans le secteur numérique afin d’ouvrir de nouvelles perspectives de croissance, d’emploi, d’innovation et de compétitivité, et de garantir la souveraineté numérique européenne. Cela n’est possible qu’en encourageant l’investissement, dans les infrastructures fixes et mobiles et dans les services numériques, par une mobilisation plus effective des crédits des programmes-cadres de recherche et d’innovation, des fonds structurels et de la Banque européenne d’investissement. L’accent doit être mis sur la recherche et le développement, et l’implantation d’incubateurs en lien avec les centres de recherche. Mais tout cela nécessite un accroissement du budget européen consacré au numérique, alors même que le budget est en baisse, à la demande des gouvernements conservateurs…

L’Union européenne doit également cibler cet effort stratégique d’investissement vers des innovations technologiques et commerciales à fort enjeu industriel. Nous avons eu une stratégie du charbon et de l’acier, une autre pour l’aéronautique, il en faut une pour le numérique, qui pourrait commencer par la création d’une université européenne du numérique.

Comment répondre notamment au besoin de financement des start-up lorsqu’elles veulent franchir un palier, s’agrandir, tout en conservant un tour de table qui leur permet de garder la main ?

Les solutions aux besoins de financement complémentent la mise en œuvre d’un écosystème propice. Il reste difficile de lever des fonds en Europe, et en particulier en France, pour financer rapidement des projets risqués fondés sur des technologies novatrices. La BPI s’y intéresse et offrira bientôt des financements plus adaptés, mais le secteur du capital-développement reste insuffisant, et trop concentré géographiquement. Les investisseurs américains ont encore aujourd’hui le réflexe de se tourner vers l’Angleterre, notamment pour le confort qu’apporte le partage d’une langue commune. Pour faciliter le financement de l’innovation et accompagner l’essor des start-ups, on peut aussi imaginer la création de fonds de fonds paneuropéens. La liste des pistes régulièrement envisagées est longue : redynamiser les places boursières réservées aux PME et entreprises innovantes, adopter enfin un « small business act » européen qui faciliterait l’accès des petites et moyennes entreprises à nos marchés publics…

A la suite de ce rapport, vous avez également fait adopter une résolution européenne sur la définition de d’une stratégie du numérique dans l’UE. Quelle est la prochaine étape ?

Cette résolution européenne a été adoptée à l’unanimité des commissions des affaires européennes et des affaires économiques avant le Conseil Européen des 24 et 25 octobre derniers, Conseil qui était consacré, pour la première fois, au numérique. Le parlement danois donne un mandat de négociation aux ministres avant chaque conseil. J’ai peut-être été influencée par cette idée d’une collaboration étroite et en amont entre l’exécutif et le parlement, même s’il s’agissait plutôt d’aider à faire entendre la parole de la France pour défendre une vision forte du numérique en Europe. Depuis, j’ai fait adopter une partie de cette résolution lors de la COSAC qui s’est récemment tenue à Vilnius (la COSAC est une assemblée qui réunit des parlementaires de tous les parlements européens). Je vais maintenant travailler à la rédaction d’un rapport d’information sur le cloud pour la commission des affaires européennes, en attendant l’accueil d’une loi sur le numérique à l’Assemblée nationale.

 

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