Fibre, neutralité, marché du livre : entretien avec Bruno Lasserre, président de l’Autorité de la concurrence

Mercredi, 16 Juin 2010 15:54 Claire
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Selon vous, la concurrence mise en place dans le secteur du très haut-débit favorise-t-elle suffisamment le déploiement des infrastructures ?

 

Il est naturel que les élus soient attentifs à ce que le déploiement de la fibre se fasse largement et rapidement. L’accès aux réseaux est devenu incontournable pour les Français et la présence d’infrastructures de communication électronique performantes sur les territoires est un enjeu compétitif, au même titre que le TGV.

Il est vrai que l’Asie est en avance sur l’Europe. Mais pour prendre l’exemple du Japon, qui bénéficie par ailleurs de conditions plus favorables aux déploiements pour des questions d’urbanisme, la fibre a été l’occasion pour l’opérateur historique de remonopoliser le marché par rapport à la situation qui prévalait sur le marché du haut débit.

Or la concurrence est précieuse. C’est grâce à elle, au travers du dégroupage, que la France a connu un développement spectaculaire de son marché du haut débit avec des niveaux de services et de prix extrêmement favorables aux consommateurs. Cet acquis du dégroupage ouvre aujourd’hui des perspectives qui sont tout à fait favorables à l’investissement dans la fibre. Grâce aux infrastructures que possèdent aujourd’hui les opérateurs alternatifs et les parts de marché qu’ils ont acquises, ces opérateurs sont désormais incités à investir dans leur propre boucle locale en fibre optique. Cette situation est assez rare en Europe et constitue un avantage pour la France.

Le modèle de concurrence est-il mis en question ? D’aucuns suggèrent que la concurrence par les infrastructures est moins adaptée que la concurrence par les services. Que pensez-vous de la pertinence de ces deux modèles ?

La concurrence par les infrastructures a un double intérêt. Tout d’abord elle permet d’approfondir encore le mouvement d’ouverture à la concurrence que connaît le marché depuis 15 ans. En maîtrisant leur propre réseau et en limitant le recours aux infrastructures de l’opérateur historique, les opérateurs alternatifs vont avoir encore plus que par le passé les moyens d’innover et de pratiquer des prix attractifs, au bénéfice des consommateurs. Ensuite, cette dynamique crée une émulation et incite l’ensemble des acteurs à investir, notamment l’opérateur historique. En effet, ce dernier n’a pas forcément intérêt au déploiement de la fibre, qui vient concurrencer son réseau téléphonique en cuivre. Compte tenu des efforts déployés par les autres acteurs, France Télécom sera fortement incité à aller lui aussi de l’avant, en investissant dans la fibre avec suffisamment d’ambition pour espérer garder une longueur d’avance sur ses concurrents.

Et que pensez-vous de la concurrence par les services ?

La concurrence par les infrastructures n’est pas un dogme. Le déploiement de la fibre coûte cher et la duplication des réseaux n’est pas forcément possible ou opportune partout, en dehors des zones urbaines les plus denses. Dans les zones moins denses, il faudra sans doute plutôt faire jouer la concurrence par les services. Dans son avis rendu au gouvernement sur le programme très haut débit, l’Autorité de la concurrence recommande de promouvoir un schéma de co-investissement dans lequel tous les opérateurs qui le souhaitent participeraient au financement d’un même réseau ouvert. Cette option permettrait de concilier les deux objectifs de couverture du territoire et de concurrence.

Par ailleurs, même dans les zones les plus denses, tous les opérateurs n’auront pas forcément les moyens d’investir dans un réseau en propre. Le risque est donc que se constitue un oligopole peu dynamique dans le très haut débit, à l’instar de ce que nous connaissons aujourd’hui dans le mobile. C’est pourquoi dans l’avis qu’elle a rendu au régulateur sectoriel, l’ARCEP, sur ce sujet, l’Autorité de la concurrence a invité celui-ci à veiller à ce que les acteurs disposant de leur propre réseau offrent l’accès à leur infrastructure aux autres acteurs,  nouveaux entrants et petits opérateurs.

Le débat sur la neutralité des réseaux s’étend. Il est question de gestion des réseaux par les opérateurs, ce qui engendre des craintes du côté des fournisseurs de contenus. Qu’en pensez-vous ?

Qu’un opérateur souhaite gérer le trafic qui passe sur son réseau pour l’optimiser et éviter la saturation ne paraît pas en soi illégitime. Mais Internet est aujourd’hui devenu un instrument d’expression, d’échange, de commerce (c’est notamment un support publicitaire en pleine expansion), d’accès à l’information et au savoir tout à fait essentiel dans notre société. C’est ce qui explique les inquiétudes et les appels à un encadrement. La régulation sectorielle peut sans doute être une réponse pertinente pour éviter des pratiques opaques ou discriminatoires de la part des opérateurs dans la gestion du trafic.

Dans le même temps, la distinction des rôles s’estompe, les opérateurs devenant par ailleurs fournisseurs de contenus... La révision inéluctable du concept de « Net neutralité » appelle donc une nouvelle régulation. Comment envisagez-vous ces évolutions ?

Il convient d’éviter les amalgames, car la question de la neutralité de l’Internet se double d’une autre question, cette fois purement économique : les opérateurs souhaiteraient que les acteurs de l’Internet participent au financement de la mise à niveau des infrastructures nécessaires à l’accroissement du trafic sur les réseaux. Un tel principe n’est pas forcément choquant : les acteurs de l’Internet utilisent les réseaux, au même titre que les consommateurs, et peuvent dégrader la qualité collective du réseau par des échanges de données excessifs (ils créent une « externalité négative »). Le paiement d’un tarif d’accès peut être un moyen de donner les bonnes incitations et de réguler la charge du réseau.A ce stade, il ne me semble pas nécessaire que les pouvoirs publics avalisent tel ou tel modèle. Les discussions entre les acteurs intéressés sont en cours. Il ne faut pas cristalliser prématurément cette réflexion.

Sur le marché du livre numérique, les bouleversements annoncés ne sont pas moindres. Où en est-on de l’observation préalable de ce marché que vous avez recommandée ?

Dans l’avis que l’Autorité a rendu au ministre de la Culture en décembre dernier, nous recommandions, compte tenu du caractère embryonnaire du marché, qu'une période d'observation d’un ou deux ans soit respectée, durant laquelle aucun dispositif spécifique ne serait défini pour le livre numérique et ce afin de pouvoir évaluer les différents modèles mis en place actuellement par les opérateurs. Le risque est en effet de mettre en place de façon hâtive un cadre trop rigide ou voué à devenir rapidement obsolète, ce qui nuirait au développement du marché.

Aujourd’hui, il semble que les acteurs du secteur continuent à promouvoir l’idée d’une loi sur le prix du livre numérique.

La loi Lang de 1981 serait-elle vraiment adaptée au marché nouveau que nous voyons émerger ?

Les objectifs du prix unique pour le livre papier (égalité des citoyens devant le livre, maintien d'un réseau très dense de distribution et soutien au pluralisme dans la création et l'édition) ne sont pas tous transposables au livre numérique. D'une part, la densité du réseau de libraires ne paraît pas pouvoir constituer un facteur d'accessibilité des consommateurs au livre numérique, celui-ci ayant vocation à être mis à disposition en ligne. D'autre part, la diversité de la création et sa mise en avant auprès du public paraissent pouvoir être naturellement favorisées dans un monde numérique, pour au moins deux raisons : la diminution du coût d'édition et de diffusion des ouvrages et le phénomène de « longue traîne », qui favorise la coexistence d'un nombre considérable de références et parfois l'émergence de marchés de niche.

Il y a sans doute des mesures plus efficaces à envisager. Le rapport « création et Internet » remis par la mission Zelnik en janvier 2010 proposait par exemple la création d’une plate-forme logistique commune pour la distribution des livres numériques. Au législateur à présent de se saisir de la question.

Mise à jour le Mercredi, 01 Septembre 2010 10:40