Neutralité du Net : un concept à clarifier

Mercredi, 03 Mars 2010 10:38 Claire
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Nathalie Kosciusko-Morizet a lancé il y a une semaine le débat national sur la neutralité du Net. Un groupe de six experts* est chargé d’apporter les éléments permettant de « clarifier ce concept ». Il rendra son rapport au Parlement d’ici fin juin. Objectif : élaborer la doctrine de la France dans ce domaine.

« Je ne prétends pas avoir les idées complètement claires sur le sujet ». Cet aveu sans fard de la Secrétaire d’Etat chargée du Numérique illustre la grande perplexité de nombreux acteurs : comment manier le concept de neutralité du Net ? Il s’agit pourtant d’un principe fondateur de l’Internet, simple à première vue : garantir la libre circulation des contenus sur le Web. En d’autres termes, garantir l’absence de discrimination à l’égard du contenu lui-même, mais aussi de sa source comme de sa destination.

Apparemment simple…Mais la réflexion est « plus nécessaire que jamais », a expliqué Nathalie Kosciusko-Morizet. Pourquoi ? Car ce concept est au confluent de nombreux enjeux d’ordre économiques et sociétaux : la libre concurrence et la régulation, la qualité et la continuité des services, le respect de la vie privée...
La magie d’Internet a aussi ses limites. Un temps, le principe de la libre circulation des contenus sur le Web a été facteur de réussite, dont la plus emblématique reste celle de Google. Croissance et innovation se sont greffées à ce modèle économique révolutionnaire. Mais les progrès technologiques, la multiplication des usages, des modes de connexion et des abonnés imposent maintenant de définir plus clairement ce principe fondateur. La neutralité pourrait se voir attribuer une définition plus restrictive…qui risque fort de ne pas faire l’unanimité.

Il faut assurer la qualité et la continuité des services

Comme souvent, le progrès génère de nouveaux débats. L’arrivée récente sur le marché de technologies permettant l’analyse des contenus et la modulation de leur vitesse de circulation donne aux opérateurs la faculté de “gérer“ leur réseau, précise le secrétariat d’Etat au Numérique. Partant de là, le processus s’enchaîne alors très vite : alors que la consommation, de plus en plus importante, de contenus, de plus en plus nombreux, pose des problèmes de saturation de la bande passante, cette faculté nouvelle de gestion des réseaux tombe à pic. Mais plus encore, elle permet théoriquement de développer de nouveaux modèles commerciaux, basés sur la valorisation du trafic. Car après tout, les opérateurs ont consenti de lourds investissements pour le déploiement des infrastructures. Ils considèrent donc que cette nouvelle potentialité de gestion du réseau offre un nouveau moyen de rentabiliser leurs investissements.

Il faut garantir la libre concurrence

Parallèlement au développement des usages et des modes de connexion, de nouvelles pratiques ont vu le jour. Sur le réseau 3G, par exemple, les fournisseurs d’accès privilégient leurs propres offres (1) en bloquant l’accès aux offres concurrentes des fournisseurs de contenus. Ce débat promet aussi d’être animé. Les fournisseurs de contenus estiment que ces pratiques portent atteinte à la libre concurrence et qu’elles remettent en cause le modèle qui a permis l’innovation et l’émergence de sociétés devenues pérennes. Nathalie Kosciusko-Morizet a précisé que l’autorité de la concurrence a été récemment saisie pour se prononcer sur différents contentieux. La Secrétaire d’Etat a évoqué une solution : celle qui consiste à accorder « un droit temporaire d’exclusivité de contenu et non un droit permanent, pour permettre d’une part le lancement d’un nouveau produit et préserver d’autre part la neutralité du Net ».
Pour Tarik Krim, fondateur de Netvibes : « il est important de préserver la neutralité pour que de nouveaux acteurs puissent émerger, comme l’a fait Google il y a dix ans, et permettre ainsi un renouvellement et une innovation permanents ». Nathalie Kosciusko-Morizet a également affirmé son attachement à « un Internet ouvert, paradigme de l’innovation ». Le tout est de savoir dans quelle mesure le principe fondateur de la neutralité résistera aux problématiques concurrentielles.

Principe de non-discrimination ? Beaucoup de nuances…

Le débat américain sur la “Net neutrality“ risque d’avoir une certaine influence sur l’élaboration de la doctrine française, ne serais-ce qu’en raison de la présence au sein du groupe d’experts, de Yochai Benkler, de l’Université de Harvard, de Lynn St Amour, présidente d’Isoc Monde et de Winston Maxwell, Avocat chez Hogan et Hartson.
L’intervention de ce dernier a peut-être donné un avant-goût des nuances qui influenceront les décisions françaises. Pour l’avocat, il faut parler du principe de non-discrimination en ayant conscience qu’il est déjà remis en cause chaque jour, ne serais-ce par les protections anti-spam… Et de même, dans la mesure où la FCC (2) pose le principe de la libre circulation des contenus « légaux ».
Dans le domaine de l’économie, l’avocat estime qu’il faut s’attaquer à la discrimination en priorité lorsque qu’elle s’avère être clairement anticoncurrentielle.
Dans quelle mesure le principe de libre circulation restera-t-il fondamental ? Dans bien des domaines, il semble qu’il faudra arbitrer et définir des équilibres.

Le gouvernement doit remettre son rapport au Parlement d’ici le mois de juin, en vertu des dispositions de la loi du 17 décembre 2009 relative à la fracture numérique. La consultation publique est prévue au cours du mois de mars et un colloque sur le même sujet sera organisé par l’ARCEP le 13 avril.

Par Armel Forest

* Yochai Benkler, professeur à l’université de Harvard. Michel Cosnard, PDG de L’INRIA. Tarik Krim, fondateur de Netvibes. Lynn St Amour, Présidente d’Isoc Monde. Winston Maxwell, Avocat. Dany Vandromme, Président de RENATERG.

(1) Ils ont souvent eux-mêmes une activité de fournisseurs de contenu via leurs filiales dans les médias
(2) Federal Communications commission

Mise à jour le Mercredi, 03 Mars 2010 11:41