Séparation fonctionnelle de France Télécom : les explications de l’ARCEP

Jeudi, 22 Mars 2012 11:11
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  altQu’est-ce que la séparation fonctionnelle de France Télécom-Orange ? Jean-Ludovic Silicani, président de l’Arcep, répond aux questions du CPN sur cette faculté que son autorité a de séparer les activités de réseaux et de services de France Télécom. S’il en a été brièvement question dans la campagne de François Hollande, un tel changement semble difficile à mettre en place tant le marché actuel est basé sur d’autres choix et ce depuis 15 ans. Questions. 

Qu’est-ce que la séparation fonctionnelle ? 

Dans certains secteurs, et en particulier dans les industries de réseaux, une partie des infrastructures structurantes peut s’avérer très difficile à dupliquer dans des conditions économiques et opérationnelles raisonnables, ou au prix d’effets potentiellement négatifs ou risqués pour le pays concerné. Or, le plus souvent, l’accès à ces infrastructures est une condition essentielle pour pouvoir fournir sur un marché aval des offres de services et contribuer ainsi à l’animation concurrentielle du marché. Lorsque ces « infrastructures essentielles » sont détenues et exploitées par un opérateur intégré, également présent sur le marché aval, les risques de perturbation du jeu concurrentiel sur ce marché sont donc importants, ceci au détriment, in fine, des consommateurs. L’opérateur verticalement intégré peut en effet être tenté de discriminer l’accès à son infrastructure essentielle au détriment de ses concurrents sur le marché aval et/ou de pratiquer des tarifs d’éviction de ces derniers. 

 

« L’opérateur verticalement intégré peut en effet être tenté de discriminer l’accès à son infrastructure »

Si le droit de la concurrence permet de sanctionner ex post les abus d’un opérateur verticalement intégré, la régulation sectorielle dispose d’outils d’intervention ex ante permettant de prévenir les distorsions de concurrence (et notamment les discriminations) et de garantir un fonctionnement optimal de certains secteurs, principalement des industries de réseau. Dans le secteur des communications électroniques, les directives communautaires ont confié au régulateur national, l’ARCEP, le choix des outils appropriés pour garantir le bon fonctionnement des marchés. 

Pour garantir le respect de ce principe de non-discrimination, le régulateur peut notamment isoler économiquement, au sein de l’opérateur historique, propriétaire du réseau, l’exploitation de l’infrastructure de la fourniture des services offerts par cet opérateur. Différentes formes de séparation, plus ou moins intrusives, peuvent satisfaire cet objectif (comptables, fonctionnelles, légales, structurelles, patrimoniales). L’optimum économique varie selon les conditions prévalant sur le marché, et dès lors qu’il existe un arbitrage à faire entre les bénéfices tirés de l’intégration (qui limite les coûts de la structure intégrée) et ceux attendus d’une séparation plus stricte permettant d’assurer l’absence de discrimination. En France, l’ARCEP a mis en place une séparation comptable des activités de France Télécom, outil performant pour distinguer les activités de gros et de détail et vérifier l’absence de discrimination tarifaire. 

« La séparation fonctionnelle consiste à séparer, au sein de l’opérateur historique, l’entité chargée de commercialiser l’accès aux infrastructures (…) et de garantir un traitement strictement équivalent à celui des autres opérateurs »

Lorsque des formes de discrimination non-tarifaires (sur la qualité et les délais des prestations réalisées pour l’accès au réseau, par exemple) sont durablement et structurellement constatées entre les activités de détail de l’opérateur historique et celles de ses concurrents, une séparation des fonctions au sein de l’opérateur intégré peut être décidée par le régulateur. La séparation fonctionnelle consiste à séparer, au sein de l’opérateur historique, l’entité chargée de commercialiser l’accès aux infrastructures concernées par l’obligation de non-discrimination, à lui fixer un certain nombre de règles de fonctionnement permettant d’ériger entre elle et les autres services de l’opérateur historique des « murailles de Chine » et de garantir un traitement strictement équivalent à celui des autres opérateurs. Par là-même, la séparation fonctionnelle implique une perte d’efficacité pour l’opérateur historique, et, par ricochet, pour l’ensemble du secteur, cette inefficacité se reportant sur le prix des services d’accès. 

« L’étape ultime est enfin la séparation de propriété, c’est à dire la revente de cette filiale »

Une telle séparation fonctionnelle peut même conduire à une séparation (structurelle et juridique) qui se traduit par la création d’une entité (généralement d’une société) distincte. La séparation structurelle consiste à imposer la filialisation de la nouvelle entité ainsi créée, afin de rendre plus transparentes encore les relations entre celle-ci et les services de l’opérateur historique. C’est le choix qui a été fait dans le secteur de l’électricité avec la création de Réseau de transport d’électricité (RTE). L’étape ultime est enfin la séparation de propriété, c’est à dire la revente de cette filiale. C’est le choix qui a été fait dans le secteur du rail, avec la création de Réseau ferré de France (RFF). 

« La mise en œuvre d’une séparation fonctionnelle s’accompagne de coûts qui vont nettement au-delà de ceux de mise en œuvre de la séparation comptable »

La séparation fonctionnelle et, de manière plus marquée, la séparation structurelle, ont des effets de long terme qui en font dans une certaine mesure une voie sans retour. Elles présentent des difficultés d’applications importantes et peuvent s’avérer particulièrement complexes et longues à mettre en œuvre. Par ailleurs, la mise en œuvre d’une séparation fonctionnelle s’accompagne de coûts qui vont nettement au-delà de ceux de mise en œuvre de la séparation comptable. Ces coûts sont liés à la réorganisation de l’entreprise, à la duplication des techniciens et ingénieurs et, plus généralement, à la dissociation d’activités présentant une certaine synergie. Elle ne doit donc être envisagée qu’en cas de dysfonctionnement durable de la concurrence sur les marchés de gros. C’est d’ailleurs ce que prévoient le droit communautaire et la loi française qui l’a transposé : ils en ont fait un instrument de dernier recours à la disposition du régulateur. 

« Le recours au dégroupage de la boucle locale de France Télécom, décidé en 2000, a favorisé l’émergence d’une concurrence pérenne sur le marché du haut débit »

La situation est donc très différente de ce qui a prévalu, par exemple, dans le secteur énergétique où la réalisation de cette séparation est inscrite dans les directives communautaires. Dans ce secteur, la frontière des infrastructures jugées essentielles  a semblé évidente ; dans les communications électroniques, cette frontière a évolué depuis les débuts de la régulation, encadrant une portion de plus en plus limitée des infrastructures, notamment grâce aux innovations technologiques importantes qui ont permis à des nouveaux entrants de bâtir des infrastructures concurrentes sur des technologies plus efficaces.

On soulignera pour terminer que cette séparation peut être décidée, dans les limites qui viennent d’être précisées, par le régulateur. Mais elle peut être réalisée par l’opérateur historique lui-même s’il l’estime opportun. C’est ce qui s’est passé au Royaume-Uni en 2006.

Le dégroupage est-il le seul modèle possible en France et a-t-il fait ses preuves ?

Le recours au dégroupage de la boucle locale de France Télécom, décidé en 2000, a favorisé l’émergence d’une concurrence pérenne sur le marché du haut débit. Rétrospectivement, il constitue le meilleur modèle, en ce qu’il fournit aux opérateurs alternatifs les bonnes incitations pour investir progressivement dans leur propre infrastructure. Il a eu un effet bénéfique sur la compétitivité des nouveaux entrants et leur a permis de gagner l’indépendance technique et l’autonomie commerciale nécessaires pour qu’ils se différencient par l’innovation, dont le triple-play et la diffusion des « boxs » sont devenus les symboles. Une systématisation des seules offres de gros activées (i.e. le bitstream) n’aurait sans doute pas présenté les mêmes vertus, notamment en ce qu’elle interdit la différenciation technologique et réserve la plus grande part de la valeur à l’opérateur qui propose l’offre activée. 

Le choix de recourir au dégroupage est bien distinct de celui des séparations comptable, fonctionnelle ou structurelle qui constituent les moyens de s’assurer que cet accès au réseau de l’opérateur historique se fait dans des conditions non-discriminatoires et que les offres de gros laissent aux opérateurs alternatifs un espace économique suffisant. 

Le déploiement du très haut débit va-t-il nécessiter cette séparation ? 

Le modèle de déploiement retenu, après de nombreux débats, par le Parlement, et mis en œuvre par l’Autorité relève d’un choix pragmatique qui correspond à la présence, en France, de plusieurs opérateurs disposés à investir dans le déploiement d’une nouvelle infrastructure. Cette situation favorable ne se retrouve que dans très peu de pays. Le cadre réglementaire édicté par l’ARCEP permet ainsi aux opérateurs (publics ou privés) de co-investir, a priori comme a posteriori, dans les projets de déploiement FttH (fibre jusqu’à l’abonné) et de mutualiser jusqu’à 90% des coûts.

Ce schéma a pour mérite d’être flexible, de s’adapter aux capacités d’investissement de chaque opérateur et de permettre une large mutualisation des boucles locales optiques. Aussi, tout en garantissant une animation concurrentielle suffisante, il encourage les opérateurs à adopter une stratégie de collaboration durable, dont les accords conclus depuis l’été 2011 sont la traduction concrète. 

« Pour le très haut débit, dès l’origine, les infrastructures FttH sont partagées, notamment via les offres de co-investissement faites entre opérateurs. »

Dans ces conditions, la séparation fonctionnelle de l’opérateur historique ne se posera pas du tout dans les mêmes conditions pour le marché du très haut débit (celui de la fibre optique) que celles dans lesquelles elle se posait pour celui du haut débit (cuivre, ADSL). Pour le très haut débit, dès l’origine, les infrastructures FttH sont partagées, notamment via les offres de co-investissement faites entre opérateurs.

Par ailleurs, dans la mesure où l’opérateur historique n’est pas le seul à déployer des réseaux FttH, se poserait également la question de la séparation fonctionnelle ou structurelle des réseaux des autres opérateurs, qui sont eux aussi verticalement intégrés. Enfin, se poserait la question, pour l’opérateur historique, en cas de séparation fonctionnelle ou structurelle, de savoir si l’entité chargée du réseau devrait se limiter au réseau de cuivre ou concernerait aussi le réseau de fibre.

Est-il envisageable de passer à un tel système si le prochain Gouvernement le souhaite ?

La première question est de savoir quels en sont à la fois les bénéfices attendus et les coûts qui en résultent. Il faut également considérer les conséquences, non seulement économiques et financières, mais aussi sociales et humaines, d’un tel bouleversement organisationnel. 

« Le Gouvernement, en tant qu’actionnaire, peut proposer au conseil d’administration de France Télécom d’opérer une telle séparation »

Comme je l’ai dit précédemment, en l’état du droit, seuls deux organes peuvent être à l’initiative d’une telle séparation. D’une part, le régulateur, comme un ultime recours en cas de défaillance avérée des mécanismes de régulation en place, et après l’assentiment de la Commission européenne ; d’autre part, l’opérateur concerné lui-même. Dans ces conditions, le Gouvernement, en tant qu’actionnaire, peut proposer au conseil d’administration de France Télécom d’opérer une telle séparation. Il faudra alors veiller, notamment lors de la détermination du champ des activités à séparer, que la séparation préserve des conditions d’accès attractives à l’infrastructure et les incitations nécessaires à sa modernisation.

 « En cas de séparation fonctionnelle ou structurelle (…), l’ARCEP aura à revoir l’ensemble de la régulation qu’elle a mise en place depuis 15 ans, sur le haut et le très haut débit fixe »

Il faut aussi noter qu’en cas de séparation fonctionnelle ou structurelle, qu’elle soit décidée par l’ARCEP ou par l’organe délibérant de la société France Télécom, l’ARCEP aura à revoir l’ensemble de la régulation qu’elle a mise en place depuis 15 ans, sur le haut et le très haut débit fixe, et donc à refaire l’ensemble des analyses de marché correspondantes, ce qui prendrait au minimum 18 mois, sachant que toutes les décisions doivent être soumises pour avis à l’Autorité de la concurrence et à la Commission européenne.

Propos recueillis par Pierre Laffon

Mise à jour le Jeudi, 22 Mars 2012 16:37