« Une harmonisation fiscale a plus de chance d’aboutir en concertation avec le G7 qu’avec nos partenaires européens »

Mercredi, 21 Novembre 2012 08:46 Administrateur
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Entretien avec Gilles Babinet, « digital champion » pour la France auprès de l'Union européenne

 

Comment en êtes-vous arrivé à devenir champion du numérique pour la France à Bruxelles ?

J’ai rencontré Neelie Kroes de manière informelle lorsqu’elle donnait une conférence, il y a huit mois. On a eu une discussion assez vaste sur les enjeux du numérique et on s’est dit qu’il faudrait que l’on travaille ensemble. Mais j’étais alors sur le départ de la présidence du CNN. Depuis plusieurs mois elle cherchait à doter son programme de digital champion d’un représentant pour la France, sans parvenir à avoir de réponse précise de Paris.  C’est Fleur Pellerin qui, lorsqu’elle est arrivée, m’a rapidement proposé ce rôle. 

Quelles sont vos attributions ?

Mon rôle d’un champion consiste tout aussi bien à faire remonter un point de vue informel sur les initiatives numériques en France, que d’essayer de coordonner des initiatives transnationales d’autre part. 

Pour reprendre une métaphore du numérique, d’un côté je gère l’upload, de l’autre le download.

Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez ?

J’aimerais évidemment aborder de nombreux travaux de front : l’inclusion (combler la fracture numérique NDLR), la compétitivité, la réforme de l’Etat. Mais je ne peux évidemment pas tout faire. J’essaie donc de voir comment on pourrait lancer une initiative d’open éducation en France, à travers notamment un projet d’apprentissage de la programmation informatique. De nombreux pays ont mis en place, avec des moyens parfois très limités, des initiatives extrèmement prometteuses : je pense à CodaDojo par exemple, qui réunit chaque semaine plus d’une centaine de milliers d’enfants dans des milliers de lieux au travers d’une dizaine de pays pour leurs apprendre à programmer.   

Je travaille également sur des projets liés à l’environnement, qui consisterait à créer un volet numérique à la directive Natura 2000 qui visent à répertorier toutes les espèces de la faune et de la flore.

Et sur la fiscalité…

Oui, il y a des discussions sur la fiscalité ; celles-ci se tiennent largement hors du programme des Champions digitaux.. Mais au-delà des enjeux du numérique, et de l’Union européenne, la problématique se pose d’avantage à l’échelle  des pays de l’OCDE ou du G7. De fait, il y a dans tous ces pays, une évasion fiscale considérable, dûe à la dématérialisation des services. C’est un problème fondamental qui ne pourra être traité qu’au plus haut niveau : l’Europe est l’un de ces niveaux, mais pas le seul..

Une harmonisation européenne n’est donc-t-elle pas envisageable ?

C’est très difficile. En Europe, la fiscalité est un sujet qui fâche : Luxembourgeois, Anglais, Allemands n’ont pas les mêmes perspectives ; et ces derniers s’inscrivent dans une logique fédérale, c’est plus compliqué pour eux. Par exemple, dans le cas d’Amazon, les Allemands n’ont pas l’intention de faire bouger les lignes. Même si la Commission reconnaît qu’il existe des distortions compétitives marquées, il n’y a pas pour autant de consensus sur la fiscalité au sein de l’UE.

Tant qu’il n’y aura pas un leadership politique fort en Europe, ça sera compliqué de faire évoluer ces questions. En attendant, les membres du G7 peuvent encore s’en saisir ; et c’est aussi devenu un problème majeur pour les États-Unis qui doivent faire face une distorsion fiscale très importante entre ses États.

Pensez-vous que la souveraineté de pays européens est mise à mal par la domination anglo-saxonne en terme de stockage et d’hébergement de datas, comme le dénonce Pierre Bellanger, le patron de Skyrock ?

Je ne crois pas que ce soit l’enjeu. Il est totalement stérile de vouloir mettre de l’argent dans le Cloud pour trouver une solution nationale.

Les Israéliens ont fait ce choix il y a dix ans quand c’était encore opportun. Mais aujourd’hui, clairement, il y a une déjà une surcapacité dans le Cloud avec des acteurs très investis : IBM, Amazon, Microsoft, Cap Gemini, Accenture, pour ne citer qu’eux…  Vouloir financer un Cloud français sachant que la redondance globale est un des éléments clés, c’est une vraie erreur de vision, une vraie farce. Il serait plus utile d’investir dans les couches hautes, les couches de service.

Vous avez pris position contre le projet du gouvernement de taxer à 60% les plus-values de cession. Vous qui baignez dans le milieu, constatez-vous une fuite des entrepreneurs ?

C’est une situation dramatique. Je dirais même une erreur que l’on paiera probablement pendant de nombreuses années. Une part non négligeable des gens de mon entourage possédant un patrimoine personnel significatif sont en train de quitter ce pays. J’ajoute que tous les gens que je connais qui sont susceptible de faire une plus-value, ne la feront plus en France. C’est absolument tragique.

C’est une vision très pessimiste…

Mais réaliste. Je pense quand même que le gouvernement reviendra à la première occasion sur cette mesure.  Ils le retireront lorsqu’ils ils verront que les contributeurs à l’ISF sont partis avec les gens investis dans le domaine de l’innovation. Les déclarations de plus-values vont s’effondrer.

Pour moi, il aurait fallu retirer le texte. Le mouvement des pigeons, dont je ne faisais pas partie, n’a pas eu cette position et s’est contenté d’être radical sur la forme, pas sur le fond. J’étais dans une position inverse. C’était la seule posture possible car ce texte a deux  travers : il introduit une fiscalité confiscatoire et il rend la fiscalité encore plus complexe, ce qui entraîne une grande défiance vis-à-vis de la Loi. Du coup, les entrepreneurs préfèrent émigrer sous des cieux plus cléments.

Les déclarations incantatoires qui consistent à dire qu’on va aligner la fiscalité du capital sur celle du travail, c’est très bien pour faire les titres des journaux, mais la réalité c’est que la fiscalité c’est un outil pour modeler la forme de la société. Là, clairement, on a donné une forme qui privilégie la rente au détriment du capital et du travail. On est en train de prendre des années de retard vers la transformation d’une société de la connaissance que seule l’innovation peut permettre.

Vous avez présidé le Conseil National du Numérique (CNnum). Quel regard portez-vous sur son évolution actuelle ?

Un regard  plutôt positif. Il y avait deux problèmes majeurs à mes yeux. D’abord, le manque d’effectif. Il fallait une réforme pour avoir une assiette plus large et rassembler plus de personnel au travail.

Deuxièmement, l’homogénéité. Nous étions un corps essentiellement composé d’entrepreneurs. Il y avait ainsi pas mal de sujet liés à la réforme de l’État sur lesquels l’expertise du CNnum était minimale.  Introduire plus d’acteurs du monde universitaire, comme se sera vraisemblablement le cas, me paraît vraiment souhaitable. Le CNnum à la volonté d’obtenir une représentation plus large de la société civile, et c’est une bonne chose car le numérique ce n’est pas que les entrepreneurs ou l’État, c’est aussi des acteurs divers et variés. Il paraissait nécessaire d’avoir une représentation transversale.

Je pense enfin que la revalorisation de l’observatoire du numérique va dans le bon sens. Il faut que le CNnum puisse disposer d’éléments de mesure de meilleur qualité à l’égard du numérique. L’instance devrait avoir une mesure trimestrielle de l’adoption par l’État du numérique, du fonctionnement du DMP (Dossier Médical Personalisé), de l’ouverture en matière d’open data, de la pénétration du numérique dans les PME. Or, nous n’avons pas ces paramètres et ils sont déterminants pour un pilotage à l’échelle nationale.

Propos recueillis par Joseph d’Arrast

Mise à jour le Vendredi, 23 Novembre 2012 09:36