LPM: « Priver les magistrats d’un droit de regard sur l’enquête est dangereux. »

Jeudi, 19 Décembre 2013 13:35 Administrateur
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Questions à Gilles Babinet, digital champion pour la France auprès de la Commission européenne, à propos de l'article 13 de la loi de programmation militaire relatif au régime de l'accès administratif aux données de connexion détenues par les opérateurs ou les hébegeurs, ainsi qu'à la géolocalisations des appareils mobiles

Pour Fleur Pellerin, l’article 13 de la loi de programmation militaire renforce le contrôle démocratique. Que lui répondez-vous ?

Sémantiquement, elle peut avoir raison : l’article 13 réglemente un espace que l’on décrirait pudiquement auparavant comme « A-legal ». En apparence, on peut se dire que les droits des citoyens sont préservés dans la mesure où la mission de la CNCIS, la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité, est précisément de s’assurer que les interceptions numériques sont faites « dans les règles ».

Pour autant, si l'article 13 renforce sans doute des protections dans le domaine de la géolocalisation ou des fameuses fadettes, il en profite aussi pour créer un nouveau régime d'exception pour l'accès aux données conservées par les acteurs de l'internet. On s'éloigne largement de l'encadrement défendu par le législateur, pour officialiser une pratique jusqu'alors jamais débattue.

 Quel est le problème avec  la Commission nationale de contrôle des interceptions de sécurité (CNCIS) ?

Il s’agit d’une autorité administrative indépendante (AAI), rattachée au Premier Ministre,  très indépendante du pouvoir judiciaire donc, et sur laquelle celui-ci doit entièrement se reposer pour effectuer les interceptions. Ce qui postule que ces interceptions sont faites de façon neutre, techniques et qu’elles ne peuvent en aucun cas faire l’objet d’un travail d’interprétation. Le juge serait face à une boite noire à laquelle il devrait faire entièrement confiance.

Pourquoi n’est-il pas préférable de transférer cette compétence à une autorité plus adaptée plutôt que de la confier à la justice ?

On peut se demander si le législateur a bien conscience que les traces numériques pourraient bientôt devenir une source principale des matériaux d’enquêtes. Priver les magistrats d’un droit de regard sur les méthodologies d’enquête est en soit dangereux, et pourrait à terme représenter un biais très notable en matière d’indépendance de la justice. 

De manière générale, est-ce que nos décideurs ne sous-estiment pas l’impact du numérique, déjà aujourd’hui, et dans les années à venir ?

C’est le principal point qui a motivé mon intervention dans ce débat. J’ai eu à quelques reprises l’occasion de rencontrer des gens qui sont chargés d’effectuer des interceptions numériques. Ils m’ont clairement exprimé leur préoccupation : ils ne croient pas être indépendants du pouvoir et c’est pourquoi leur semble important que l’indépendance de l’enquête numérique soit garantie, à une époque où le numérique devient, je l’ai dit, une source d’information essentielle pour les instructions judiciaires.

Comment faire en sorte que nos décideurs acquièrent ces codes du numériques et qu’ils les intègrent dans leur vision politique de la Cité ?

Benoît Thieulin, l’actuel président du Conseil National du Numérique, faisait observer récemment que si on formait les Enarques au numérique, on changerait la face de ce pays. Il a évidemment raison. Et l’effort va sans doute au-delà. Cette formation devrait concerner l’ensemble du corps politique, l’ensemble de la haute administration. Il ne s’agirait  pas uniquement d’une formation technique mais, au-delà de permettre à ces agents et acteurs politiques de comprendre que l’ère de l’information dans laquelle nous sommes désormais entrés change l’ensemble des principes qui régissent les rapports entre individus et institutions. Ce qui reviendrait finalement à repenser largement le modèle d’organisation institutionnelle français, un schisme conceptuel parfois difficile à aborder. 

Mise à jour le Mercredi, 19 Février 2014 10:56