Entretien avec Jean-Pierre Corniou, directeur général adjoint de Sia Conseil...

Mardi, 18 Mai 2010 00:00 Claire
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.. auteur de l’ouvrage Le web 15 ans déjà… et après ? *

 

 

 

 

 

 

 

 

« Nous ne sommes pas face à une simple évolution technologique. Un changement de civilisation se produit »

Internet : sur le plan technique, quelles évolutions  importantes se profilent ?

D’après les dernières données, nous avons passé le cap du milliard sept cent mille abonnés dans le monde, soit environ un terrien sur quatre... Une proportion qu’il faut rapprocher du nombre d’utilisateurs de téléphone mobile, 4,7 milliards d’individus (deux terriens sur trois). En quinze ans, ces deux technologies ont conquis l’essentiel de la population de la planète. Nous allons assez rapidement dépasser le seuil des 2 milliards d’abonnés Internet et l’essentiel de cette population viendra du monde du mobile. On estime en effet que deux tiers des nouveaux abonnés seront connectés grâce à une technologie mobile.

Les objets intelligents sont aussi de plus en plus nombreux à être connectés au réseau…

La plupart des objets nouveaux qui arrivent sur le marché sont connectés au réseau, qu’il s’agisse des imprimantes, des téléviseurs, ou même de simples cadres numériques... On ne parle plus de terminaux, mais de MID (Mobile Internet Device), pour désigner ces objets mobiles de toutes sortes, reliés à Internet. Avec l’explosion du nombre d’objets intelligents et la multiplication du nombre d’abonnés, le volume d’information échangé devient colossal.

« Le système IPv6 est en cours de déploiement.
Sa mise en place devrait être achevée en 2011 et
permettre la création de 3,4 x 10
38 adresses… »

L’augmentation du nombre d’adresses électroniques est un autre marqueur de cette vitalité…

L’actuel système IPv4 (Internet Protocol version 4) permet de définir 4,3 milliards d’adresses.  Nous avons atteint environ 90% de sa capacité. Son successeur : le système IPv6, mis au point  il y a une dizaine d’années, est en cours de déploiement. Sa mise en place devrait être achevée en 2011 et permettre la création de 3,4 x 1038 adresses… Les deux versions sont compatibles. Pour l’utilisateur, le passage de l’une à l’autre est transparent. Mais pour les fournisseurs d’accès, il se traduit par des investissements, des évolutions de structures informatiques, en particulier l’installation d’une nouvelle génération de routeurs.

Sur le plan économique, qu’adviendra-t-il du modèle qui a prévalu jusqu’à maintenant ?

Cette question donne lieu à beaucoup de débats. D’aucuns observent que les gestionnaires d’infrastructures supportent le coup de l’expansion d’Internet, alors que les fournisseurs de services en récupèrent les gains. Si bien qu’on pourrait parler d’une socialisation des coûts et d’une individualisation des gains. J’observe pour ma part qu’il s’agit là d’une vieille histoire économique, celle de la gestion de la rente, qui place toujours les gestionnaires d’infrastructures dans une position moins confortable que les fournisseurs de services. Mais pour l’heure, dans le monde du numérique, l’augmentation des trafics est telle que les opérateurs ont toujours intérêt à investir.

« Il s’agit là d’une vieille histoire économique,
celle de la gestion de la rente, qui place toujours les gestionnaires
d’infrastructures dans une position moins confortable
que les fournisseurs de services »

Pour autant, le débat sur la neutralité des réseaux montre qu’il faut s’attendre à des évolutions…

Bien entendu. Le partage de la rente étant le principal problème, elle peut se faire de deux manières : en premier lieu par l’innovation, qui conduit les pionniers de la génération N à être débordés par les pionniers de la génération N +1. On voit rarement les champions de la génération N devenir les champions de la génération N +1 pour une raison très simple : pourquoi casser le modèle qui assure votre rente quand l’espérance de vie d’un dirigeant est toujours plus courte que celle du business modèle ?
Le second moyen de partager la rente a toujours été la réglementation. Le législateur va trouver les moyens de stimuler suffisamment l’influx nerveux de l’écosystème pour attirer des nouveaux opérateurs. Au fond, je nourris peu d’inquiétude pour le système. Il est mû par deux moteurs puissants. Le progrès technologique en premier lieu : en vertu des lois de Moore, il continuera à être porté par une logique de rupture au cours des décennies à venir. La capacité d’innovation en second lieu, qui  fera émerger des usages et services nouveaux, générant des business modèles originaux, une augmentation du trafic…des investissements dans les infrastructures. Certains secteurs vont fortement évoluer, tels la consommation d’énergie, la sécurité routière, le transport, la santé…

Comment voyez-vous évoluer la question de la gouvernance mondiale d’Internet ?
Selon vous, l’espace national réapparaît en force.

La logique actuelle de gouvernance est totalement improbable. L’ICANN, petite PME de province immatriculée au registre de commerce de l’Etat de Californie, pilote l’utilisation des noms de domaine à travers le monde. Etonnant, mais ça marche. Et personne ne prendra le risque de casser un modèle qui fonctionne, dès lors qu’Internet est devenu absolument vital pour les économies et le fonctionnement des Etats. Quelque part, au travers de l’ICANN,  l’humanité toute entière est propriétaire d’Internet. N’importe qui peut y adhérer, devenir membre et décider d’influer : entreprises, ONG, citoyens...

« Nous devrions nous acheminer vers un modèle pragmatique,
fruit d’un consensus entre trois composantes :
les Etats, les ONG et les entreprises »

Sans remettre en cause ce modèle, comment consolider la gouvernance d’Internet ?

D’abord, il faudrait accroître la mixité de la gouvernance et la rendre plus transparente. Depuis le sommet mondial sur la société de l’information (SMSI)**, un certain nombre de conférences diplomatiques se sont tenues. Elles n’ont pas fait l’objet de grandes campagnes publicitaires, mais elles existent. Nous devrions nous acheminer vers un modèle pragmatique, fruit d’un consensus entre trois composantes : les Etats, les ONG et les entreprises. Internet oblige la société à inventer de nouvelles formes juridiques pour accompagner le développement de la mondialisation numérique. Ce ne sera pas la première fois que l’innovation technologique précède le droit.

Mais un cadre aussi large ne risque-t-il pas de poser problème ?

Je crois que l’évolution de la planète, telle qu’elle se dessine depuis une trentaine d’années, appelle des formes de gouvernance mondiale. Les frontières des Etats ne sont bien souvent plus pertinentes pour traiter les problèmes qui se posent dans de multiples secteurs : économie, énergie, climat, gestion des ressources…  Jusqu’à la fin du XXème siècle, l’essentiel de notre réflexion politique a été bâtie autour des notions d’état et de nation. Mais ces modèles sont aujourd’hui en train de s’écrouler. Nous ne sommes pas face à une évolution technologique. Un changement de civilisation se produit. Internet ne peut être dissocié de ce phénomène dans la mesure où il en est le vecteur et le révélateur. Le défi que doit relever notre génération consiste à trouver les véhicules juridiques appropriés à ce nouvel environnement.

* Le Web, 15 ans déjà… et après ? Par Jean-Pierre Corniou. Editions Dunod, 208 pages.
** Genève, décembre 2003

Mise à jour le Jeudi, 20 Mai 2010 07:54