Entretien avec Michel Taly, Avocat au Barreau de Paris, Ancien Directeur de la Législation Fiscale, Membre du bureau de la Commission Fiscale du Medef, sur les conclusions de la mission sur la fiscalité numérique de Pierre Collin et Nicolas Colin Que pensez-vous de l’idée des auteurs d’instaurer une taxe sur l’exploitation de données personnelles ? Cela vous parait-il faisable ? Au niveau du principe, le rapport tire toutes les conséquences du « business model » très particulier d’Internet : le service rendu à l’Internaute est gratuit et le fournisseur crée de la valeur en rentabilisant auprès d’autres personnes les données recueillies. Cette dissociation entre la relation avec l’internaute et la création de valeur doit être prise en compte par la fiscalité, et on ne peut qu’approuver la démarche. |
Au niveau de la faisabilité, le rapport évite le piège consistant à utiliser comme base d’imposition des grandeurs que le fournisseur d’accès collecte pour lui, mais que l’administration fiscale ne pourrait pas contrôler. Il reste sur une tarification combinant le nombre d’internautes et les pratiques des opérateurs, ce qui se justifie par le fait que la taxe n’aurait pas une finalité budgétaire mais incitative. En outre, le contrôle de la taxe serait un sous-produit du contrôle du respect de la réglementation (notamment en matière de respect de la confidentialité des données personnelles). Enfin, le recours à des audits externes par des tiers paraît la solution la mieux adaptée au contexte de l’activité.
Pensez-vous que les taxes dîtes « incitatives » le seront suffisamment pour amener au consentement de ces nouvelles mesures fiscales ?
Il y a deux sujets distincts : l’attitude a priori des contribuables (appliqueront-ils spontanément et avec bonne volonté la nouvelle taxe ?) et les possibilités de contrôle. Sur le premier point, on peut penser que, passé le stade du lobbying pour éviter le vote du texte ou pour l’amender, les opérateurs se résigneraient à se conformer à la loi. Sur le second point, sans être technicien, il me semble que les flux de connections par des internautes résidant en France doit pouvoir être contrôlé, surtout si ce contrôle se fonde sur des réglementations visant à la protection des individus. Un opérateur ne pourrait échapper à la taxe qu’en interdisant l’accès à ses serveurs pour les internautes du pays concerné.
Les auteurs se donnent pour objectif d’ « acclimater » les grandes entreprises de l’économie numérique à l’impôt. Quel regard portez-vous sur cette volonté de transition ?
Face à la fiscalité, les fournisseurs de services internet sont des entreprises comme les autres. S’ils pratiquent une optimisation plus agressive que dans les autres secteurs de l’économie, c’est parce que leur « business model » le leur permet et non en raison d’une culture différente. L’idée qu’ils auraient besoin d’une sorte de « rééducation » me paraît naïve. En fait, ils s’adapteront avec pragmatisme et professionnalisme aux changements réglementaires qui les affecteront. Et les problèmes d’image qu’ils commencent à avoir dans de nombreux pays les amèneront à se résigner plus facilement à ces changements.
De manière générale, dans ces préconisations, il ne s’agit pas simplement de taxer les flux. Cette taxe s’attaque aussi à un certain type de comportement au nom d’une morale réprouvant l’utilisation des données personnelles et qui transparaît derrière la connotation du mot « prédateur »…
En tant que juriste, je me méfie de l’irruption de la morale dans des questions qui doivent rester des questions de politiques publiques. Il n’y a rien d’immoral à optimiser l’impôt en respectant la loi. Et le terme prédateur ne devrait pas non plus avoir un sens moral, puisque, dans le règne animal, il désigne simplement un modèle de subsistance ! Dans un Etat de droit, la morale reste dans la sphère privée, et c’est le droit qui fixe les règles de la vie en société et définit les comportements que la société souhaite empêcher ou limiter. En restant sur la plan technique, je redis que la force de la proposition est de coupler une taxe à finalité incitative (et non budgétaire) à une réglementation visant à faire respecter des droits individuels.
Ces mesures ont-elles une chance d’aboutir sans une harmonisation fiscale européenne ? Les auteurs proposent également une redéfinition de la notion d’ « établissement stable » auprès de l’OCDE.
Il est clair qu’une proposition de ce type aurait plus de sens au niveau européen. Mais techniquement, il me semble qu’elle peut fonctionner dans un seul pays. Contrairement à d’autres solutions (par exemple celles concernant à taxer les fournisseurs de services publicitaires), elle ne pose pas de problème de compétitivité des acteurs nationaux, puisque, comme je l’ai déjà dit, le seul moyen d’échapper à la taxation serait de renoncer aux connexions des internautes du pays concerné.
Pour les autres mesures fiscales, comme l’évolution de la notion d’établissement stable pour l’impôt sur les bénéfices, il n’y a en revanche (et le rapport le dit) que peu de marges de manœuvres pour une action unilatérale d’un Etat. Seule, une action coordonnée au sein de l’OCDE peut aboutir. L’évolution de l’attitude des membres de cette organisation donne à penser qu’un résultat n’est pas hors de portée.
Propos recueillis par Joseph d’Arrast