Entretien avec Pierre Lescure, directeur de la mission sur « l’Acte 2 de l’exception culturelle »
La mission a pris plus de temps que prévue. Qu’est-il ressorti de ces auditions ?
Les auditions ont occupé la mission pendant la première moitié de ses travaux, d’octobre à janvier. Les mois suivants ont été consacrés à la concertation et à l’expertise technique, pour tenter de trouver des points de convergence lorsque c’était possible, affiner les diagnostics et les propositions sous l’angle juridique, économique et opérationnel, et naturellement rédiger le volumineux rapport ! C’est ce souci de livrer un ensemble de propositions « clés en mains », dans lequel le gouvernement et le parlement pourront venir puiser, qui a conduit à retarder de quelques semaines la remise du rapport. |
La centaine d’auditions (complétée par un nombre encore plus important d’entretiens informels, et par des déplacements en région et à l’étranger) a mis en lumière, derrière la diversité des postures et les oppositions parfois un peu factices entre industries culturelles et industries numériques, une prise de conscience quasi générale de la mise à jour des politiques culturelles rendue nécessaire par la transformation des usages. Qu’ils représentent les publics, les créateurs, les industries culturelles, les médias traditionnels ou les nouveaux acteurs numériques, presque tous nos interlocuteurs étaient d’accord sur ce point. Forts de ce consensus, notre défi a ensuite été de proposer des réformes qui demandent, si on les considère chacune isolément, des efforts à chaque catégorie d’acteurs mais qui, si on les considère dans leur ensemble, devraient selon nous bénéficier à tous, des publics aux créateurs en passant par les industries culturelles et numériques.
Vous proposez une offre légale afin de limiter les téléchargements de contenus illégaux. Qu’est-ce qui vous a amené à cette proposition ?
Au-delà du « développement de l’offre légale », parfois agité comme un slogan ces dernières années sans que les pouvoirs publics se soient vraiment donnés les moyens d’y contribuer, nous avons cherché à répondre à la soif de culture des publics, à leur appétit pour la consommation de contenus culturels numériques. L’une des principales caractéristiques de la révolution numérique est de renverser la perspective, et de substituer à la logique « descendante » (top-down) des médias traditionnels, une logique « ascendante » (bottom-up). Dans ce contexte, c’est, plus que jamais, l’usager qui doit constituer notre boussole. L’indifférence aux nouveaux usages ou, pire, leur négation, condamnerait toute politique culturelle à l’échec certain.
Nous formulons ainsi plusieurs propositions de nature, selon nous, à démultiplier les possibilités d’accès en ligne aux œuvres culturelles. Nous préconisons par exemple un renforcement très volontariste de l’obligation d’exploitation qui pèse sur ceux qui détiennent les catalogues. Nous invitons à une réforme profonde de la chronologie des médias pour permettre un réel décollage de la Vidéo à la Demande (VàD) à l’acte et par abonnement.
Par ailleurs, nous soulignons que la disponibilité en ligne des œuvres n’est pas suffisante. La qualité et la diversité des services numériques qui proposent ces œuvres aux publics est tout aussi crucial. Nous nous sommes donc attachés à bâtir des mesures qui favorisent l’émergence d’un écosystème de services numériques culturels, à travers des mesures d’accompagnement financier mais aussi à travers une régulation de type nouveau, fondée sur un conventionnement donnant – donnant, qui accorde divers avantages aux services qui prennent des engagements forts pour financer la création ou promouvoir les œuvres de la diversité. Cette nouvelle forme de régulation pourrait être mise en œuvre sous l’égide d’un CSA transformé et adapté aux enjeux de la convergence numérique.
Le bilan de la Hadopi ne semble pas vous avoir convaincu en tout cas…
Nous dressons en effet de l’action de l’Hadopi, pour ce qui concerne la lutte contre le téléchargement illicite, un bilan nuancé.
Sur les pratiques auxquelles elle s’adresse (le téléchargement de pair à pair), la réponse graduée a, selon nous, eu un effet dissuasif peu contestable, qui tient beaucoup moins à la sanction prévue dans les textes (coupure de l’accès internet et amende pouvant aller jusqu’à 1 500 €) qu’aux centaines de milliers d’avertissements envoyés, par mail ou par lettre, aux abonnés, et aux multiples échanges écrits ou téléphoniques qui ont eu lieu entre eux et les services de l’Hadopi.
Nous proposons donc de conserver cet acquis et de maintenir la réponse graduée dans sa dimension pédagogique. En revanche, nous suggérons d’alléger considérablement sa dimension répressive, qui ne nous semble pas déterminante pour son efficacité : nous préconisons l’abrogation de la coupure d’accès, une forte diminution du montant de l’amende, et une dépénalisation de la sanction.
Surtout, nous recommandons de mettre beaucoup plus l’accent sur la lutte contre la contrefaçon commerciale et contre les sites qui tirent profit des atteintes au droit d’auteur, et entretiennent parfois des liens avec une criminalité organisée. Nous proposons pour cela tout un arsenal de mesures, qui reposent sur la coopération des intermédiaires techniques et financiers (opérateurs de paiement, régies publicitaires, moteurs de recherche), dans le cadre de chartes de bonnes pratiques et sous le contrôle de la puissance publique (plus précisément le service Cyberdouane).
Dès lors, et au vu du très maigre bilan de l’Hadopi dans les autres domaines (développement de l’offre légale, régulation des DRM), il ne nous semble pas justifié de maintenir une autorité administrative dédiée. Cela ne serait pas conforme au souci d’économie des deniers publics et cela entretiendrait une forme de stigmatisation de la piraterie que nous qualifions de domestique. Nous proposons donc de confier la réponse graduée au CSA, en complément des pouvoirs de régulation dont nous proposons de le doter.
Pourquoi ne pas avoir engagé une modification du statut des plateformes de diffusion de vidéos comme YouTube et Dailymotion comment certains le réclamaient ?
De nombreux représentants des industries culturelles ont plaidé pour une révision complète du statut de l’hébergeur. Il ne nous a pas paru souhaitable de nous engager dans cette voie. D’abord, cette question dépasse très largement la question du droit d’auteur et du financement de la culture, et touche à des sujets sensibles comme la protection de la liberté d’expression et de communication. Ensuite, à droit constant, l’expérience prouve que des mesures volontaristes peuvent être prises pour améliorer la protection des droits des créateurs.
En revanche, nous considérons que des acteurs comme Youtube et Dailymotion ne peuvent pas, durablement, rester à l’écart des mécanismes vertueux de financement de la création qui sont l’un des piliers de l’exception culturelle. Ces mécanismes reposent sur un principe simple : tout acteur qui tire un profit économique de la circulation des œuvres audiovisuelles doit contribuer à leur financement.
Les plateformes vidéo communautaires telles que Youtube et Dailymotion, si elles n’exercent pas de responsabilité éditoriale, assure un rôle de distribution, entre l’éditeur du contenu et l’usager. Cette notion de distributeur existe déjà en droit français. Il faut l’actualiser afin de prendre en compte ces nouveaux distributeurs, à la fois dans les mécanismes de régulation et dans les dispositifs de financement.
Vous proposez d’écourter la chronologie des médias. Tout va-t-il trop vite aujourd’hui pour se permettre un tel laps de temps ?
La chronologie des médias est l’un des mécanismes de l’exception culturelle qui ont contribué à assurer la vitalité du cinéma français. Elle vise à optimiser l’exploitation des œuvres, protéger les salles de la concurrence des autres canaux de diffusion et garantir le système de préfinancement par les diffuseurs.
L’avènement du numérique interroge les équilibres de la chronologie. Les publics sont de moins en moins enclins à la patience, et la frustration qu’ils ressentent souvent à l’égard de la pauvreté de l’offre de VàD à l’acte, et plus encore de la VàD par abonnement, pousse de nombreux internautes vers le piratage.
Nous pensons que sans remettre en cause les principes fondamentaux, plusieurs adaptations permettraient d’introduire davantage de souplesse, de favoriser la circulation des œuvres et de décourager le piratage, tout en contenant les risques de “cannibalisation” des modes traditionnels d’exploitation et en protégeant le système de préfinancement des œuvres.
Plus précisément, nous proposons qu’en matière de VàD à l’acte, des expérimentations et des dérogations puissent être autorisées par une commission composée de professionnels : sortie simultanée en salle et en ligne, week-ends premium, géolocalisation, sortie anticipée en VàD pour les films à petit budget ou confrontés à un échec en salle...
De plus, nous suggérons d’avancer la fenêtre de la VàD par abonnement à 18 mois afin d’inciter les acteurs français à se positionner sur ce segment prometteur sans attendre l’arrivée en France des géants américains. La VàDA prendrait ainsi place entre la télévision payante et la télévision gratuite, ce qui correspondrait davantage aux principes fondateurs de la chronologie.
Enfin, les pratiques de gel de droits des chaînes de télévision, qui entraînent des ruptures dans l’exploitation en ligne des œuvres, pourraient être strictement encadrées, voire interdites.
Les industriels attendaient également une refonte du système de la copie-privée. Cela ne vous a pas paru nécessaire mais vous proposez en revanche une taxation des appareils connectées…
Nous ne pensons pas qu’une refonte globale de la rémunération pour copie privée soit, à court terme, nécessaire. Il s’agit d’un système vertueux, puisqu’il réinjecte dans la création une fraction, très modérée, du prix des matériels utilisés pour stocker des contenus culturels. En outre, cette rémunération occupe une place significative dans les revenus des auteurs et des artistes.
En revanche, compte tenu des blocages auxquels la commission copie privée est confrontée, il nous semble souhaitable de pacifier la gouvernance du dispositif, en remettant l’Etat au cœur du dispositif et en lui confiant un rôle d’arbitre : la commission pourrait par exemple être dotée d’un pouvoir de proposition, à charge pour le gouvernement d’adopter les barèmes par décret. La transparence dans l’utilisation des sommes prélevées pourrait également être améliorée.
Surtout, conformément à notre souci général d’anticiper l’évolution des usages et leur impact sur les mécanismes de financement, nous insistons dans le rapport sur le risque de fragilisation auquel la rémunération pour copie privée pourrait, d’ici quelques années, se retrouver confrontée. En effet, nous pensons, avec de nombreux observateurs, que nous entrons dans l’ère de l’accès : avec l’amélioration de la couverture internet et des débits, les consommateurs devraient de moins en moins copier les fichiers sur des supports physiques, pour se contenter d’y accéder à distance, à travers ce que l’on appelle le cloud computing. Cette transformation profonde des usages doit être anticipée si nous ne voulons pas subir, à moyen terme, une crise de notre système de financement de la création et de rémunération des créateurs.
C’est le sens de notre proposition tendant à l’instauration d’une contribution sur les appareils connectés qui permettent de lire ou de stocker des contenus culturels (téléviseurs connectés, ordinateurs, tablettes, smartphones…). Cette contribution, qui serait assise sur une assiette très large, pourrait être fixée à un taux très bas ; elle porterait sur des appareils dont la plupart sont fabriqués à l’étranger et serait, compte tenu de son faible taux, absorbée dans les marges des fabricants et des importateurs. Elle serait à même, en cas de basculement dans l’ère de l’accès, de prendre le relais de la rémunération pour copie privée. L’objectif n’est donc pas de créer une taxe pour créer une taxe, mais de tenir compte de la transformation des usages, d’anticiper, et de prévenir une fragilisation des cercles vertueux de l’exception culturelle.
Propos recueillis par Joseph d’Arrast