Tribune de Jean-Ludovic Silicani, Président de l’ARCEP.
Les prémices d’une véritable révolution numérique se dessinent actuellement : l’accès, en tout lieu et à tout moment, à des services innovants ou à une information illimitée provenant de sources nombreuses, annonce l’avènement de ce que certains qualifient de « société numérique ».
A ce moment crucial où nous nous trouvons, celui de la construction du marché et de l’émergence de l’offre et de la demande, la régulation menée par l’ARCEP nécessite non seulement une action à court et moyen termes, mais aussi une vision de long terme s’attachant à préserver le triptyque vertueux « concurrence – investissement – innovation ». Cette action doit porter sur trois grands axes : le développement économique et de l’emploi, l’aménagement équilibré et solidaire du territoire, et le renforcement de la qualité des services offerts aux consommateurs.
Pour accompagner l’émergence de cette société numérique, il est essentiel d’enclencher le déploiement des nouveaux réseaux de demain, à savoir le très haut débit fixe et mobile. L’équipement numérique du territoire en très haut débit représente un surcroît d’investissement considérable, plusieurs dizaines de milliards d’euros, qui agira par effet de levier pour renforcer la compétitivité de nos entreprises et contribuer au développement de nouveaux services innovants. Ce défi économique est comparable, par son ampleur et par les conséquences qu’il peut avoir sur l’économie, à celui de l’équipement en chemin de fer de la fin du XIXème qui a porté, pendant près de vingt ans, la croissance de la Belle époque, et à celui réalisé en matière de réseaux d’électricité, pendant et après la crise des années 30.
Afin de réussir ce défi, l’action des pouvoirs publics, à laquelle l’ARCEP participe activement, doit porter sur trois volets complémentaires : mettre en place un cadre juridique permettant de libérer l’investissement ; faciliter l’initiative privée afin d’accélérer les déploiements ; mobiliser des fonds publics pour assurer une couverture la plus large et la plus rapide des territoires. Un équilibre pourra ainsi être trouvé entre l’incitation à l’investissement des opérateurs privés partout où c’est possible, gage de concurrence et d’innovation, et l’investissement public, nécessaire là où l’initiative privée sera insuffisante.
Il est tout d’abord essentiel de réussir le fibrage de la zone très dense. Cette zone, à forte concentration de population, où une concurrence par les infrastructures est économiquement viable, est estimée par l’ARCEP à un peu plus de 5 millions de foyers répartis sur environ 150 communes appartenant à 25 agglomérations. Afin de minimiser les interventions dans la propriété privée tout en garantissant un choix pour les utilisateurs, la loi de 2008 de modernisation de l’économie a posé un principe de mutualisation du câblage des immeubles. L’ARCEP a établi un projet de cadre juridique précisant ce principe, et l’Autorité de la concurrence, consultée sur ce cadre, a rendu un avis favorable le 22 septembre dernier. Restent la consultation en cours de la Commission européenne, puis l’homologation par le gouvernement, avant une entrée en vigueur avant la fin de l’année. Dans le mois qui suivra, les opérateurs devront rendre publique leur offre d’accès aux réseaux de fibre optique. Le top départ au cycle d’investissement sera ainsi donné début 2010.
Dans une seconde partie du territoire zone, que l’on peut qualifier de " semi-dense ", l’économie des réseaux permet un déploiement de la fibre sur fonds privés, mais à condition de mutualiser une partie importante des infrastructures en conservant un réseau ouvert de façon non-discriminatoire aux différents opérateurs, et sous réserve d’un partage des coûts équitable. De plus, une intervention publique aux côtés des opérateurs privés peut accélérer les déploiements : en co-investissement, un acteur public pourrait en effet intervenir en capital dans un projet d’infrastructure commune, aux côtés d’opérateurs privés, en tant qu’investisseur " avisé ". Une seconde phase de travaux et d’expérimentations s’est ainsi engagée, sous l’égide du gouvernement et de l’ARCEP, associant étroitement les opérateurs, les collectivités territoriales, la Caisse des dépôts et consignations et les autres acteurs publics concernés, pour en préciser les modalités.
Enfin, dans le reste du territoire, la rentabilité paraît trop faible pour permettre un déploiement par les seuls opérateurs privés. Une intervention publique sous forme de subventions devient dans ce cas nécessaire, par exemple au travers des réseaux d’initiative publique (RIP) auxquels participent activement les collectivités territoriales, et qui ont été mis en œuvre avec succès en matière de haut débit. Une subvention nationale pourrait venir compléter ce dispositif. Dans cette logique, la proposition de loi déposée par le sénateur Xavier Pintat, relative à la lutte contre la fracture numérique, en cours d’examen à l’Assemblée nationale, prévoit la création d’un fonds d’aménagement numérique du territoire ainsi que des schémas directeurs réalisés par les collectivités locales en association avec les services de l’Etat et les opérateurs. Ces schémas seront l’occasion de souligner l’importance du rôle des collectivités territoriales, notamment en tant que gestionnaire du domaine public. Enfin, dans cette zone plus qu’ailleurs, l’accès au très haut débit devra conduire à mobiliser l’ensemble des technologies disponibles, en particulier mobiles, grâce à l’attribution, à compter de 2010-2011, des fréquences du dividende numérique, ou encore grâce aux technologies satellitaires.
Si cette segmentation du territoire en trois zones fournit une grille d’analyse utile, il faut cependant demeurer pragmatique sur la définition des frontières entre ces zones qui dépendra, notamment entre les zones semi-dense et peu dense, de l’économie des déploiements, insuffisamment connue à ce stade, et de la réussite du co-investissement.
Il faut également rappeler que l’aménagement numérique des territoires ne doit pas se limiter au très haut débit. Ainsi, des projets de montée en débit, c’est à dire le déploiement de la fibre jusqu’au sous-répartiteur, ou encore le déploiement d’un réseau de collecte en fibre optique desservant des stations radio (wifi, wimax, mobiles), peuvent constituer une étape intermédiaire vers le très haut débit. Afin de faciliter la mise en place de projets de montée en débit, l’ARCEP va publier avant la fin de l’année, après consultation des acteurs, des recommandations qui constitueront une " boîte à outils " à la disposition des collectivités locales et des opérateurs.
En conclusion, si le déploiement de la fibre est un chantier de longue haleine, qui débutera par les zones les plus denses, il est essentiel de lancer dès à présent les travaux préliminaires pour préciser les conditions du déploiement sur l’ensemble du territoire. Nos concitoyens peuvent comprendre que tout le monde n’ait pas accès au très haut débit immédiatement et en même temps, mais ils n’admettront pas un étalement excessif dans le temps. A cet égard, l’emprunt d’Etat, en accélérant l’investissement, pourrait permettre de renforcer non seulement la croissance mais aussi la solidarité entre les territoires.